Ou comment un premier album vendu à 500 000 exemplaires ne garantit désormais en rien la suite du monde, et encore moins la pérennité des amours. Arroser, il faut toujours arroser sa fleur. Entrevue côté jardin.
Lendemain d’atterrissage, grosse journée de promo, Keren Meloul en a visiblement un peu marre de faire la Rose, il est temps que Rose se dépose. Elle s’affale quelques instants sur sa chaise du Placard (le café en face du Verre Bouteille, sur Mont-Royal) où nous finissons notre demi-heure. Rose est vannée, pourtant pas fanée. Elle est trop belle, Rose, la fatigue n’a pas de prise. Je la dirais assez contente de l’entrevue, pas mécontente non plus que ce soit fini. Reste la séance photo. On me chuchote pendant que le photographe du Devoir l’entraîne au fond du Placard que c’est sa torture, les photos. Ne se tolère pas en pigments, encore moins en pixels. La voilà qui revient marrie, pour ne pas dire fâchée. «Paraît que je suis pas assez naturelle…» Notre photographe veut d’autres photos dehors. «Vous voulez que je sois pas assez naturelle dehors?» Elle s’entend maugréer, sourit. Ça ira? «Ça ira.»
Chansons-refuges
C’est la même Rose qui, dans son deuxième et presque nouvel album, Les souvenirs sous ma frange, ne l’envoie pas dire au type qui l’a larguée: «T’es là comme un goût amer / T’es lâche comme un courant d’air…» (Comme un marin). La même Rose qui commente un brin cyniquement l’an de grâce 2008 dans Yes We Did: «Jeux de Pékin, jeux de vilains / Et Carla comme si de rien n’était», évoquant au passage de drôles de mariages, dont le sien, qui n’a même pas duré le temps que durent les roses: «On en a vu des candides / Se marier, des stupides / Yes we did». Cette Rose-là n’a pas la floraison facile, mais elle a des épines. D’ailleurs, si elle lit ça, elle maudira la solution de facilité qui consiste à multiplier les connotations florales dans tout texte la concernant. Arrêtons les frais.
N’empêche que rien n’est simple pour l’ancienne prof de petite école. Le premier album, celui de 2006 portant son nom, narrait sur fond country-folk-pop ses déboires sentimentaux, terreau fertile s’il en est. Les titres étaient parlants: Sombre con, Les jeux sont faits. Or ça s’était arrangé avant l’enregistrement de l’album, même qu’elle avait marié le «sombre con» en question. Or ça s’est à nouveau corsé une fois l’album sorti et le fabuleux succès advenu (plus de 500 000 exemplaires vendus), à tel point qu’elle a divorcé du Julien en question. De quoi nourrir le deuxième album. Faudra-t-il à nouveau le coeur en miettes pour le troisième? «C’est pas spécialement lié, dit-elle en grimaçant légèrement. On peut aussi écrire des choses terribles quand tout va bien. De toute façon, il faut se mettre dans un état de crise pour écrire. On va piocher dans la douleur qu’on porte tous en soi. Quitte-moi, j’étais heureuse quand je l’ai faite. Elle s’est révélée prémonitoire…»
Ç’a donné aussi de fort belles chansons d’un autre ordre, sur fond de pop georgeharrisonnienne, qu’on pourrait appeler des chansons-refuges, Rose trouvant asile au pays des souvenirs d’enfance («Un tourne-disque qui crépite au loin / Sergent Pepper sur un dimanche matin», dans Comment c’était déjà), ou se lovant au creux douillet du cocon familial: «Chez moi on est heureux / On est uni, on y parle, on y rit / Y a des jours où j’me f’rais bien la peau / Mais j’pense à eux, vu d’là-haut» (Chez moi). Îlots de certitude pour jeune trentenaire doutant systématiquement de tout. «On s’accroche à ce qui vaut la peine, à ce qui est sûr. À ce qui va pas nous filer entre les doigts.»
Plus ou moins à zéro
Car tout file. C’est vrai pour les histoires d’amour, c’est vrai pour ceux qui font les chansons à propos des histoires d’amour. Le métier d’auteur-compositeur-interprète n’est certainement pas pratiqué sur la terre ferme ces jours-ci, l’industrie du disque évoquant plutôt un paquebot filant droit sur un iceberg détaché d’une banquise en train de fondre. Fini le temps des carrières bâties sur un seul succès, fût-il immense. Non seulement est-il ardu de survivre à un tel
tabac — le syndrome du deuxième album, au centuple —, mais l’usufruit d’hier n’est plus l’usufruit d’aujourd’hui. Si les salles de sa récente tournée française étaient pleines, elles étaient aussi moins nombreuses. «Y a plus rien d’acquis. C’est pareil que dans la vie. On croit qu’on possède quelque chose, et ça vous échappe aussi.»
Chez nous itou, elle repart «plus ou moins à zéro». On aurait pu croire qu’après la saturation dans nos radios de La Liste, chanson-Cendrillon du premier album, et surtout le très euphorique spectacle de Rose aux FrancoFolies de Montréal en août 2008, ça y était entre elle et le Québec. À une autre époque, la tournée aurait suivi, sans tarder. Rose aurait emprunté la voie royale d’un Cabrel. La voilà pourtant ici en promo hivernale, comme la Grande Sophie, histoire de se faire voir autour de la rencontre de diffuseurs Rideau. Une tournée québécoise, de nos jours, suppose un défrichage des chemins. «C’est bien pour pas prendre la grosse tête, mais ramer après chaque album pour ramener les gens dans les concerts, c’est dur.»
Autant apprécier ce qui passe quand ça passe. Le souvenir du spectacle des Francos est vif. «Ça reste un grand moment pour moi, le Club Soda. Je débarquais ici, je savais pas qu’on me connaissait. Les gens chantaient les chansons avec moi, il se passait vraiment quelque chose. C’est bien pour ça que je reviens. Je voudrais que ça se passe comme ça partout au Québec, qu’on m’adopte.» Elle a dit ça candidement, tout naturellement. Ç’aurait été le bon moment, pour la photo. «Je sais que chez vous, quand on adopte, c’est pour la vie.»
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